Quelle place pour la « critique » dans le monde post-moderne ?

Le monde occidental valorise « l’esprit critique » comme idéal individuel et sociétal. Pourtant, l’exercice de la « criticalité » est souvent circonscrit dans un cadre normatif rigide, et la critique radicale, notamment en éducation, parvient très difficilement à provoquer des changements concrets.

Depuis l’époque des « Lumières » du 18ème siècle, et plus particulièrement depuis l’œuvre d’Immanuel Kant, le monde occidental n’a cessé de valoriser la critique ou l’esprit critique comme idéal individuel et sociétal. La « criticalité » serait la voie par laquelle s’accomplirait l’émancipation et la liberté de l’individu.

Ansgar Allen et Roy Goddard, docteurs en Sciences de l’écudation à l’Université de Sheffield, consacrent dans leur dernier ouvrage Education and Philosophy. An introduction (SAGE, 2017) un chapitre à la place qu’a prise la « criticalité » dans le monde d’aujourd’hui et spécialement dans le domaine de l’éducation.

DANIEL LOUREIRO

La « criticalité » comme un idéal du monde moderne

Les auteurs rappellent donc le fait que la « criticalité » est devenue, explicitement ou implicitement, l’objectif final et architectonique de toute entreprise éducative, de l’école primaire à l’enseignement tertiaire. Le constat est frappant dans le milieu universitaire en général, et dans les sciences humaines et sociales en particulier, où chaque cours exhorte l’étudiant à « développer son esprit critique », à « lire avec un esprit critique », à « réfléchir de façon critique ». Certes, l’acquisition d’autres compétences et savoirs sont au programme, mais la certification finale portera toujours sur la capacité de rassembler les acquis dans une « perspective critique ».

Pourtant, Allen et Goddard notent que ce qui tombe sous la conception de « criticalité » inclut des pratiques hétérogènes, mais qui peuvent se diviser en deux grandes orientations.

La première est la capacité d’arbitrer entre deux arguments contraires, d’attester de la fiabilité de données, ou de problématiser des idées sur la base d’un cadre normatif prédéterminé. Cette approche de la critique s’installe confortablement dans sa configuration institutionnelle, en accepte les frontières et les mécanismes globaux pour se focaliser vers le raffinement des procédures créatrices de savoirs.

La seconde orientation que peut prendre la « criticalité » est celle d’une remise en question totale du substrat académique, voire même sociétal au sens large, dans lequel elle est située. On discute ici de la pertinence des objectifs et des finalités du système et du paradigme de pensée dominant, avec en ligne de mire un appel normatif au changement.

Bien sûr, ces deux grandes orientations sont des balises, et on trouve toutes sortes de postures intermédiaires. Néanmoins, selon les auteurs, le milieu académique est la plupart du temps rivé à la première forme de « criticalité ». Les étudiants sont encouragés à exercer leur esprit critique, mais dans les frontières du cadre posé par la « dissertation critique ». Les chercheurs exercent leur critique, certes, mais dans le cadre conventionnel du « journal académique ». La liberté académique, régulièrement arborée comme un credo, est ainsi toute relative, et ne laisse qu’une marge de manœuvre restreinte aux grands dissidents du système. Ceci est particulièrement le cas lorsque l’esprit critique innovateur ne se contente pas de s’exprimer, mais cherche à implanter ses idées dans la pratique.

Les sciences de l’éducation et l’esprit critique : mission impossible ?

Pourtant, si l’on se penche maintenant dans les sciences de l’éducation, comment nier que ce champ de recherche ne soit pas orienté vers la pratique – et par le changement vers les bonnes pratiques ? Certes, mais toutes les pédagogies ne visent pas le développement de l’esprit critique sur leur propre paradigme institutionnel. Quelques exceptions notables sont à relever : l’approche de la pédagogie critique de Paulo Freire, par exemple, qui soutient que toute action éducative est par essence politique et que dans la plupart des cas elle se conforme à l’idéologie dominante du moment. Pour Freire, l’action éducative devrait amener l’apprenant à comprendre les conditions d’exercice de l’action éducative elle-même, afin de développer une « conscience critique » qui pourrait in fine amener au rejet du contexte éducatif lui-même !

La difficulté d’exercer la « criticalité » radicale est encore exacerbée si nous passons au plan des politiques publiques. Dans ce domaine, la réactivité pragmatique, souvent dans l’urgence, face à des besoins sociétaux immédiats, l’emporte souvent sur la réflexion critique de fond. Bien sûr, l’expression de voix divergentes est permise – démocratie oblige ! mais, comme le soulève le philosophe MacIntyre, les débats entre individus ou groupes butent sur des positions morales incommensurables, irréconciliables ; pire encore, parfois on ne trouve même pas d’accord à propos de ce sur quoi devrait porter le débat !

C’est ici que MacIntyre voit dans l’action éducative « l’espoir déchu de la culture occidentale moderne » : l’enseignant pourrait être le dépositaire des clés pour l’émancipation des masses, mais il se retrouve lui aussi pris dans l’idéologie de son temps, parfois à son insu ou malgré lui, via le resserrement de plus en plus serré de normes et contraintes venues de l’extérieur de la classe. James Donald, un autre philosophe, renchérit : l’éducateur moderne est « chargé d’une mission impossible : rendre à la fois les gens libres et obéissants ; l’action éducative oscille inexorablement entre utopie et désespoir, répétant continuellement la promesse de libérer les talents humains, pour ensuite échouer dans cette entreprise ».

Une porte d’entrée pour une réflexion (philosophique) de fond

Bien sûr, l’exposition d’Allen et Goddard, dont un aperçu très synthétique et parcellaire est proposé ici, mériterait d’être complétée, nuancée, et… critiquée. Un examen attentif de l’histoire des idées montre que beaucoup de critiques radicales ont effectivement abouti à des changements sociétaux, voire à des révolutions. En sciences de l’éducation, les récentes recherches dans le domaine du leadership montrent un réel attrait vers l’innovation. Cependant, les auteurs pointent du doigt certains mécanismes indéniables qui traversent notre époque, notamment les contraintes institutionnelles dans lesquelles l’esprit critique est la plupart du temps enfermé.

La lecture de cet ouvrage en général, et de ce chapitre en particulier, sera quoi qu’il en soit très salutaire : l’approche philosophique des auteurs ne manquera pas de susciter chez le lecteur des interrogations de fond… et de développer son esprit critique.