Leadership et culture : le projet GLOBE

Le projet GLOBE est un programme de recherche d‘envergure mondiale qui cherche à déterminer les spécificités culturelles à l’oeuvre dans la pratique du leadership.

L’ouvrage de Peter Northhouse : Leadership. Theory and practice, dont la 8ème édition est parue en 2018 chez SAGE, est un ouvrage de référence incontournable dans le monde anglo-saxon qui reste encore largement méconnu dans la recherche franchophone sur le leadership. Nous vous présontons ici le chapitre consacré au rapport entre leadership et culture, chapitre qui fait la part belle à un programme de recherche fascinant, le projet GLOBE.

Quelle influence peut avoir la culture sur la pratique du leadership ? Depuis le début de la mondialisation, cette question est devenue de plus en plus saillante, au fur et à mesure que la confrontation avec des cultures étrangères a mis en relief, souvent par le biais de malentendus, tout l’impact que peut avoir la culture sur le mode de fonctionnement des organisations. Être conscient aujourd’hui de cette dimension, ce n’est pas seulement satisfaire à une curiosité pour l’exotisme : c’est aussi, par ricochet, analyser comment notre propre culture influence notre pratique du leadership.

Qu’est ce que la culture ? une définition impossible

D’innombrables sociologues, anthropologues, psychologues et philosophes ont débattu sur la définition du concept de culture, sans jamais aboutir à un consensus. Il faut dire qu’avec le concept de culture, on se retrouve vite face à des apories, à commencer par le degré de partage nécessaire pour pouvoir dire d’un individu qu’il appartient à telle culture. En outre, il y a vraisemblablement tout un pan de la culture qui est plus fantasmé que réel, tout en faisant partie intégrante de telle culture en ce sens que c’est un idéal normatif dans lequel un groupe de personnes se reconnaît. Ainsi, il y a fort à parier que les Suisses s’imaginent être plus ponctuels qu’ils ne le sont en réalité, mais cette adhésion, confirmée ou non, à la valeur de la ponctualité fait justement partie intégrante de la culture helvétique.

Pour nos besoin, nous allons considérer la culture comme l’ensemble des croyanges, valeurs, normbes, règles, symboles et traditions, partagées par un groupe étendu de personnes. Cette définition trop simple pour être vraie a le mérite d’être intuitive et opérationnelle.

Les dimensions de la culture

La culture a fait l’objet de beaucoup de champs de recherche, dans des disciplines variées. Ces 50 dernières années ont vu l’apparition d’un paradigme de pensée qui cherche à déterminer et distinguer les différentes dimensions de la culture. Un des pionniers de cette approche, E.T. Hall, propose en 1976 une dichotomie entre cultures individualistes et cultures collectivistes. Trompenaars, un autre chercheur, s’appuie en 1994 sur 15’000 questionnaires provenant de 47 pays pour proposer deux dimensions : le continuum égalitaire-hiérarchique et celui de la focalisation sur les personnes ou sur les tâches.

Parmi toutes les classifications des pionniers, la plus célèbre est certainement celle de Geert Hofstede, dont les premières assises sont publiées en 1980. En se basant sur plus de 100’000 questionnaires dans plus de 50 pays, Hofstede identifie cinq grandes dimensions par lesquelles les cultures diffèrent :

  1. La distance hiérarchique
  2. Le contrôle de l’incertitude
  3. L’individualisme et le collectivisme
  4. La dimension masculine/féminie
  5. L’orientation court-terme/moyen-terme

Selon Hofstede, chaque culture se distingue par ses positionnements sur ces différents axes. Le modèle théorique de Hofstede inspirera la plupart des approches quantitatives ultérieures, dont le projet GLOBE.

Le projet GLOBE

Le programme de recherche GLOBE, qui a été initié par Robert House en 1991 et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, a mobilisé plus de 160 chercheurs. Ceux-ci ont utilisé des méthodes quantitatives pour analyser les réponses de 17’000 managers et leaders à travers le monde, issus de plus de 950 organisations, et de 62 cultures différentes. Les données ont été récoltées par le biais de questionnaires, interviews, focus groups, analyse de la presse. Le projet GLOBE a abouti à l’identification de neuf dimensions culturelles, élargissant ainsi le modèle de Hofstede.

1. Le contrôle de l’incertitude

Cette dimension reflète la manière dont une société, une organisation ou un groupe établit des normes, rituels ou procédures afin d’éviter (ou non) l’incertitude. Le contrôle de l’incertitude aboutit à des lois et des processus qui induisent des résultats plus prévisibles. A l’inverse, une grande tolérance face à l’incertitude, comme dans la culture américaine par exemple, provoque une culture d’entreprise dynamique où les individus sont encouragés à prendre des risques et des décisions rapides ; tandis que les cultures averses à l’incertitude fonctionnent plutôt avec des procédures de décision lentes et examinées avec attention, ce qui requiert de la part des acteurs un engagement durable et fiable.

2. La distance hiérarchique

Cette dimension se réfère au degré avec lequel les membres d’un groupe s’attendent à ce que le pouvoir soit partagé. La distance hiérarchique révèle la manière dont les cultures s’organisent en strates et créent des niveaux d’influence basés sur le pouvoir, l’autorité, le statut, le prestige, les richesses, etc. Par ailleurs, les moyens avec lesquels un leader exerce son pouvoir (recours à l’expertise, à l’autorité formelle ou informelle, aux récompenses, etc.) sont fortement influencés par la culture.

3. Le collectivisme institutionnel

A quel degré une organisation encourage l’action collective et sociale ? Le collectivisme institutionnel identifie à quel point une culture valorise les accomplissements d’intérêt large ou social, plutôt que les objectifs et accomplissements individuels ou organisationnels. Cette dimension est à distinguer soigneusement de la dimension précédente : le collectivisme institutionnel et la distance hiérarchique sont deux variables indépendantes, puisqu’il y a des situations où la distance hiérarchique est maximale, avec un « leader suprême » ayant les pleins pouvoirs de décision, alors qu’en même temps chaque projet doit être orienté vers la collectivité.

4. Le collectivisme interne au groupe

Cette dimension se réfère au degré avec lequel les individus expriment leur fierté et leur loyauté vis-à-vis de leur organisation. Dans les cultures fortement attachées au collectivisme interne, les membres montrent une dévotion à leur groupe semblable à la dévotion familiale, et s’attendent à ce que chacun prenne soin des autres. Le consensus et les efforts collaboratifs y sont davantage valorisés que les actions individuelles.

5. L’égalitarisme de genre

Cette dimension mesure le degré auquel une organisation ou une société minimise les différences de genre et promeut l’égalité de genre. Les cultures égalitaristes considèrent que l’appartenance à un genre biologique ne détermine pas le rôle que les individus peuvent avoir au sein des foyers, organisations ou communautés. De manière très générale et mondiale, les données du programme GLOBE indiquent que c’est dans le milieu du pouvoir politique que les disparités de genre sont les plus grandes.

6. L’assertivité

Cette dimension se réfère au degré avec lequel les individus dans une culture donnée sont déterminés, assertifs, et conflictuels dans leurs relations sociales. Les cultures qui valorisent l’assertivité encouragent les individus à être fermes et agressifs dans leur rapport à autrui, alors que dans les cultures moins assertive on attend davantage de souplesse et de mansuétude dans les rapports sociaux. La culture germanique, qui est largement partagée par la culture suisse-allemande, est réputée pour son assertivité élevée : le langage direct et le débat conflictuel y sont vus comme des moyens de communication acceptables dans un environnement de travail.

7. L’orientation vers le futur

Il s’agit de la tendance qu’ont les organisations à s’engager dans des processus tournés vers le futur, comme la planification, l’investissement à long terme, ou le fait de différer la gratification. Les cultures orientées vers le futur s’y préparent, à l’inverse de celles qui accordent plus d’importance au moment présent et à la spontanéité.

8. L’orientation vers la performance

Cette dimension décrit le degré avec lequel une culture encourage et récompense l’amélioration de la performance et l’excellence. Dans une société orientée vers la performance, les individus sont récompensés lorsqu’ils fixent et atteignent des objectifs ambitieux. La culture américaine et anglo-saxonne est clairement orientée vers la performance, ce qu’on peut percevoir très clairement dans leur conception des systèmes éducatifs : les pays anglo-saxons aiment à établir des classements entre les écoles ou les universités, selon des critères de performances prédéfinis.

9. L’orientation humaniste

La neuvième dimension du modèle GLOBE se réfère au degré avec lequel une culture encourage et récompense les comportements équitables, altruistes, généreux et bienveillants. Les sociétés humanistes mettent l’accent sur la sensibilité à autrui, le soutien social et les valeurs communautaires. Cette caractéristique est très forte en Suisse, dont l’insularité politique a favorié l’émergence d’une vision de société unie et solidaire.

Une répartition des cultures du monde en amas

Les chercheurs du programme GLOBE ont divisé les données des 62 pays étudiés en amas régionaux (clusters), en se basant sur des éléments communs a priori (linguistiques, géographiques, religieux et historiques), et les données elles-mêmes. Pour donner du poids à une partition qui garde sans doute une part d’arbitraire, ces chercheurs relèvent qu’il y a une plus grande corrélation dans les données récoltées à l’intérieur d’un amas en comparaison avec les autres amas. C’est ainsi que le projet GLOBE divise le monde en 10 amas, que l’on peut visualiser ci-dessous.

Les amas culturels régionaux selon le projet GLOBE

Chaque amas se distingue donc par des différences d’alignement dans les neuf dimensions évoquées plus haut. On pourra découvrir (en anglais) les caractéristiques de chaque amas sur le site officiel GLOBE. Nous relèverons tout de même ici brièvement les propriétés de deux amas qui intéresseront le lecteur francophone européen (et suisse plus particulièrement) :

  • l’amas Europe latine qui se démarque par des scores plutôt modérés dans presque toutes les dimensions, et des scores bas dans l’orientation humaniste et le collectivisme institutionnel. Les organisations d’Europe latine accordent une grande importance à l’autonomie et au bien-être individuel, qui prime sur les intérêts sociaux (on pourrait également dire que ces derniers se définisssent par rapport à la protection des premiers)
  • l’amas Europe germanique affiche des scores élevés dans la poursuite de la performance, l’assertivité, l’orientation vers le futur et le contrôle de l’incertitude ; et des scores faibles dans les collectivismes institutionnel et intra-groupe.

La France fait partie de l’amas de l’Europe latine, tandis que la Suisse est… divisée entre la Suisse latine qui rejoint le cercle de l’amas latin, et la Suisse germanique incluse dans l’amas germanique. La Suisse reste un cas particulier dans la grande modération générale qu’elle montre dans la plupart des dimensions : peut-être faut-il y voir une forme d’équilibre amenée par la coopération fédéraliste entre cultures latines et germaniques… Quant à la Belgique, elle ne fait malheureusement pas encore partie des pays couverts par le programme GLOBE, ce qui est fort dommage car on aurait là également un cas intéressant à étudier de pays linguistiquement et culturellement divisé.

Les visions du leader à travers les amas

L’objectif premier du programme GLOBE est de déterminer comment les individus de différentes cultures perçoivent le leadership, en se basant sur la théorie du leadership implicite : selon cette théorie, les individus ont des croyances et des convictions à propos des attributs qui distinguent les leaders des non-leaders, ainsi que des attributs qui distinguent les bons leaders des leaders inefficaces. Pour montrer comment les différences culturelles affectaient la sélection et la valorisation de ces attributs, les chercheurs de GLOBE identifient six comportements très généraux du leader :

  1. Le leadership basé sur le charisme et/ou les valeurs reflète la capacité du leader à inspirer ou susciter chez autrui des motivations et une adhésion à la performance sur la base de valeurs fortes.
  2. Le leadership orienté vers l’équipe met l’accent sur la capacité du leader à construire et maintenir un collectif uni et cohérent.
  3. Le leadership participatif indique le degré avec lequel le leader invite les autres à prendre part aux processus de décision.
  4. Le leadership humaniste caractérise des leaders qui se montrent à l’écoute et prêts à soutenir leurs collaborateurs, avec générosité et bienveilance.
  5. Le leadership autonome se réfère aux leaders indépendants et individualistes qui se démarquent par leur unicité, leur personnalité et leur charisme.
  6. Le leadership auto-protecteur désigne les comportements qui assurent et légitiment la position du leader dans le groupe, en recourant par exemple à des procédures formelles ou à un code d’honneur.

Nous invitions à nouveau le lecteur curieux à consulter le site officiel GLOBE pour naviguer d’un pays à l’autre. Relevons ici à nouveau les caractéristiques des amas d’Europe latine et d’Europe germanique.

L’Europe latine valorise au plus haut point le leadership basé sur le charisme et les valeurs. Viennent ensuite les leaderships d’équipe, participatif et auto-protecteurs, qui sont également très désirés. Les leaderships autonome et humaniste sont moins valorisés. En d’autres termes, l’Europe latine voit le leader idéal comme un leader qui inspire, est collaboratif, participatif, tout en étant auto-protecteur.

L’Europe germanique apprécie au premier plan le leadership autonome. Toutes les autres catégories de comportement sont également désirables à un haut niveau (bien que moindre), à l’exception de l’auto-protection qui n’est que moyennement valorisée. En d’autres termes, l’Europe germanique voit le leader idéal comme un leader autonome, unique et visionnaire, mais qui sait aussi se montrer participatif et meneur d’équipes.

Culture et leadership  : les attributs universellement désirables (et indésirables)

Parmi les résultats les plus intéressants du projet GLOBE, il y a l’identification de plusieurs attributs de leadership approuvés et valorisés universellement par les 17’000 personnes provenant de 62 pays. Il a été ainsi possible de dégager 22 (!) attributs que toutes les cultures considèrent comme des qualités favorables à une forme d’excellence dans l’exercice du leadership.

Les attributs de leadership universellement désirables

  • Digne de confiance
  • Prévoyant
  • Positif
  • Insuffle la confiance
  • Intelligent
  • Apporte des solutions « win-win »
  • Administrativement compétent
  • Orienté vers l’excellence
  • Juste
  • Proactif, anticipe
  • Dynamique
  • Motivant
  • Décisif
  • Communicatif
  • Coordonné
  • Orienté vers l’excellence
  • Honnête
  • Encourageant
  • Inspire des motifs
  • Fiable
  • Négociateur efficace
  • Informé
  • Faiseur d’équipes
  • Orienté vers l’excellence

A contrario, le projet GLOBE a également identifié une liste d’attributs qui sont universellement considérés comme des obstacles à l’efficiende du leadership.

Les attributs de leadership universellement indésirables

  • Solitaire
  • Irritable
  • Impitoyable, sévère
  • Asocial
  • Opaque, peu explicite
  • Dictatorial
  • Non coopératif
  • Egocentrique
  • Impitoyable, sévère

On pourra certes s’interroger sur la redondance sémantique de quelques termes ou concepts, mais ces tableaux donnent une assez bonne image des qualités (et défauts) du leader universellement reconnus à travers toutes les cultures.

Les forces et les limites du projet GLOBE

Le programme de recherche GLOBE, qui cherche à déterminer des corrélations entre styles de leadership et cultures locales, jouit d’un atout incontestable : la quantité impressionnante de données recueillies, traitée avec des méthodes quantitatives rigoureuses. En cela, elle se distingue de beaucoup d’approches dans ce domaine qui sont plutôt qualitatives, quand elles ne sont pas spéculatives.

Bien sûr, le programme souffre des défauts inhérents à sa méthodologie, à savoir un manque de nuances qualitatives et d’analyses conceptuelles. Il a néanmoins préorienté et alimenté de manière fiable nombre d’études qualitatives ultérieures, qui ont pu avoir le loisir de nuancer, notamment au niveau plus micro : il n’y a en effet pas que la culture nationale qui influence le leadership d’une organisation, mais aussi la culture provinciale ou locale : ceux qui par exemple ont pu avoir l’occasion d’observer ou d’exercer dans les cantons de Genève et de Vaud en Suisse, sont convaincus de l’existence de régionalismes culturels qui ont un impact sensible sur la manière dont les choses sont gérées et dirigées. Il y a également des cultures liées aux domaines d’activités : une banque et une école du même quartier n’ont pas forcément la même culture organisationnelle.

Une critique plus sérieuse met le doigt sur le fait que les termes identifiés renvoient à des concepts dont le sens diffère selon les contextes locaux dans lesquels ils sont employés – pour ne pas évoquer le problème de la traduction. Ainsi, quand un Français et un Chinois expriment qu’un bon leader doit être « digne de confiance », il n’est pas certain qu’ils aient exactement la même idée en tête.

Nonobstant les nombreuses critiques, le programme GLOBE est une excellente porte d’entrée pour tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre culture et leadership, un intérêt qui n’a pas pour seul but que de satisfaire une curiosité pour l’exotisme, mais aussi une utilité pratique. En effet, le monde globalisé fait qu’un leader, fut-il directeur d’école ou cadre dans l’enseignement, doit de plus en plus composer avec des collaborateurs aux sensibilités cultures diverses : une ouverture éclairée vers ces sensibilités ne peut être que bénéfique pour une meilleure gestion du collectif. Il y a aussi beaucoup à gagner à prendre conscience de la manière dont notre propre culture influence notre conception du fonctionnement des organisations, à prendre conscience que nous considérons certaines choses comme allant de soi, et donc ne les interrogeonsjamais, alors que d’autres cultures les ignorent ou les gèrent différemment. Un leader conscient de l’effet de sa propre culture sur sa pratique, est un leader plus lucide.

DANIEL LOUREIRO